photo d'une sculpture maorie en Nouvelle-Zélande

Désirer, la Tasmanie au temps de Dickens

Couverture du roman « Désirer » de Richard Flanagan (Babel, 2022)

Désirer (Wanting, pour le titre original en anglais) est un roman historique de Richard Flanagan inspiré par le destin de Sir John Franklin (1786-1847), un explorateur britannique de l’Arctique ayant été gouverneur de la Terre de Van Diemen en Tasmanie pendant près de six ans. Malgré une intrigue croisée originale, le regard sans concession du narrateur sur ses personnages fait du roman une lecture assez sombre… voire carrément déprimante.

Le récit croisé de Sir John et de Dickens

Dans Désirer, Richard Flanagan développe deux intrigues parallèles, dont le lien est le personnage de Sir John. Tout d’abord, le roman relate la période, dans les années 1830, durant laquelle Sir John officie comme lieutenant-gouverneur de la Terre de Van Diemen, alors une colonie pénitentiaire britannique principalement peuplée de convicts, c’est-à-dire de délinquants déportés d’Angleterre vers les Terres Australes. Arrivé d’Angleterre avec sa femme Lady Jane, Sir John se donne pour mission d’éduquer, c’est-à-dire de « civiliser et de christianiser » les quelques aborigènes également déportés à Van Diemen à partir de l’île de Flinders. L’une des ces autochtones est la petite Mathinna, qui n’a alors que sept ans. Séduite par la vitalité de la jeune fille, Lady Jane décide de l’adopter et d’en faire une « bonne petite Anglaise ».

En parallèle, le roman suit une tranche de vie du célèbre écrivain Charles Dickens (1812-1870) dans le Londres des années 1850-1860. Dickens y rencontre Lady Jane dont le mari Sir John a été porté disparu lors d’une expédition dans l’Arctique après son retour de Tasmanie. Désireuse de démentir les rumeurs de cannibalisme à bord du bateau qui entachent la réputation de son défunt mari, Lady Jane fait appel à Dickens, qui accepte de l’aider.

Fasciné par le récit de Sir John, Dickens demande à son ami Wilkie Collins de co-écrire une pièce de théâtre, Glacial Abîme (parfois traduite par Les Abîmes glacés), inspirée par la mort tragique de l’explorateur et de son équipage. La pièce est un grand succès et Dickens y interprète lui-même le rôle-titre. C’est d’ailleurs l’intérêt de Désirer que de mettre en lumière cet aspect aujourd’hui moins connu de la carrière de Dickens – ses talents de dramaturge et de comédien.

Une critique de l’impérialisme…

En ayant recours à un narrateur omniscient et à un style très sec, Flanagan maintient une grande distance avec ses personnages tout long du récit, à tel point qu’il est presque impossible de s’identifier à l’un d’entre eux. Il tourne ainsi en ridicule le désir de Sir John et de Lady Jane de transformer Mathinna en une « petite Anglaise comme il faut », illustration de l’arrogance et de l’ignorance des colons face à deux qu’ils perçoivent comme des « sauvages ». Après leur avoir servi de faire-valoir, la petite aborigène se transforme en bouc-émissaire, faute d’avoir répondu à leurs attentes :

Pour la première fois, les deux Franklin perçurent dans le comportement de Mathinna quelque chose qui signait l’échec évident et public de leur passage en Terre de Van Diemen. La petite Noire, en effet, ne voulait pas devenir blanche.

(p. 208-209)

… et du désir malsain qu’il engendre

Dickens n’est pas non plus exempt de préjugés racistes. En bon représentant de l’Angleterre victorienne, il célèbre la répression du désir « sauvage » au profit de la réserve et de la bienséance. Jusqu’à ce que ce père de dix enfants s’entiche d’Ellen Ternan, une comédienne beaucoup plus jeune que lui… Un désir d’homme mûr et puissant pour une jeune femme vulnérable et dépendante qui n’est pas sans faire écho à celui de Sir John pour Mathinna.

C’est ainsi que Désirer établit une sorte de parallèle entre impérialisme et sexisme. Le désir décrit dans le roman est malsain, non pas parce qu’il est « sauvage » au sens de la morale victorienne, mais parce qu’il est basé sur des rapports inégaux de domination (de genre, de classe, de race…).

Mais le malaise ne se limite pas là. En raison du style détaché de l’auteur, absolument tous les personnages apparaissent comme antipathiques – non seulement Sir John, Lady Jane et Dickens, mais aussi les deux jeunes femmes objets de leur désir. Si la situation de dépendance dans laquelle se trouvent Mathinna et Ellen génère une certaine empathie, ces ingénues sont dépeintes comme des enfants gâtées avides d’attirer l’attention. Leurs capacités intellectuelles ne sont pas à hauteur de leur charme et ne leur permettent pas de tirer profit de la situation. La lecture de Désirer s’apparente donc à une véritable épreuve. La dernière phrase du chapitre 7, qui constitue la description elliptique du viol de la jeune Mathinna (qui n’a pas encore 15 ans) par Sir John, est assez emblématique de la dureté du roman :

Sir John était tout, et tout était sir John. En baissant les yeux vers Mathinna, vers son corps minuscule, ses chevilles noires et nues, ses petits pieds sales, la vallée suggestive que dessinait sa robe rouge entre ses jambes minces, il sentit un frisson d’excitation.

Et après, il n’en ressentit plus aucun.

(p. 183-184)

Article original publié dans Le Suricate Magazine

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