Le « grand Coeur », c’est Jacques Coeur (vers 1395/1400 – 1456), un négociant français du XVe siècle proche du roi Charles VII connu pour avoir fait fortune grâce au commerce avec l’Orient. Originaire de Bourges, il voyage jusqu’en Égypte et en Syrie avant de revenir en France et de devenir Grand Argentier du royaume. Son ascension sociale fulgurante lui vaut de nombreuses jalousies et il meurt en disgrâce, emprisonné puis banni.
Habituée des romans historiques à grand tirage dont le personnage principal est une femme en conflit avec les contraintes de son temps, j’ai choisi Le grand Coeur afin d’expérimenter une approche plus littéraire de la fiction historique. L’écriture de Jean-Christophe Rufin est en effet très riche et recherchée. L’auteur, qui a reçu le Prix Goncourt en 2001 pour son roman Rouge Brésil, prend par ailleurs de nombreuses libertés avec les conventions du genre. La première phrase, qui donne le ton, en est une bonne illustration :
Je sais qu’il est venu pour me tuer.
Un récit sous forme de mémoires imaginaires
L’utilisation de la première personne (« je ») permet ici de renforcer le processus d’identification au personnage principal, Jacques Coeur. À cela s’ajoute une mise en abîme, puisque nous lisons les « mémoires » de Coeur alors même qu’il les écrit. Cette structure narrative signifie que les faits nous sont relatés avec un jugement rétrospectif. Cela créé une sorte de suspense, lorsque le narrateur « annonce » un personnage ou un évènement important sans l’expliquer tout de suite.
Toutefois, cette façon de titiller la curiosité du lecteur est parfois irritante car elle vient interrompre le déroulement du récit. Par ailleurs, l’auteur a peu recours à des descriptions détaillées de vêtements, de nourriture… ce qui fait qu’il est parfois difficile au lecteur peu familier de la période de s’imaginer « l’atmosphère » dans laquelle les personnages évoluent. L’accent est délibérément mis sur les pensées du narrateur, pas sur ses actions au quotidien.
Une perspective unique sur les prémisses de la Renaissance
oeur, un iconoclaste visionnaire en rupture avec son temps, nous fait découvrir le monde des marchands qui gravitent autour de la Cour de France au XVe siècle. L’auteur en fait presque un précurseur de la Renaissance, ayant anticipé avant les autres l’importance de l’art et de la création dans la construction du pouvoir politique. Assez imbu de lui-même (« J’ai été l’homme le plus riche d’Occident »), Coeur raconte son ascension et sa chute avec une nostalgie désabusée parfois emprunte d’ironie. Sa psychologie est assez complexe. À chaque épisode de la vie qui le rapproche du pouvoir, à chaque fois que l’un de ses rêves se réalise, Coeur est d’abord déçu, puis il trouve une raison d’agir et un sens à son action.
Les relations que Jacques oeur entretient avec le Charles VII et Agnès Sorel sont au cœur de l’intrigue, et pourtant j’ai trouvé que les scènes clés avec ces personnages manquaient d’émotions. Les relations entre les personnages sont finalement bien moins intéressantes que les développements économiques, politiques et culturels décrits par le narrateur. À ce sujet, j’ai d’ailleurs trouvé que l’auteur appuyait un peu trop lourdement sur le thème principal de son roman, surtout dans les derniers chapitres : le déclin de la noblesse, la fin de l’âge de la chevalerie et des croisades, et l’avènement d’une nouvelle ère faisant la part belle à la bourgeoisie des commerçants et des financiers, aux artistes et aux explorateurs. Comme l’explique Jean-Christophe Rufin dans sa postface :
Jacques Coeur est l’homme de cette révolution.