Dans la bande dessinée L’âme au bord des cheveux, l’auteur-dessinateur Séra combine deux approches : le récit autobiographique et le documentaire. Si le témoignage personnel donne lieu à des passages forts et touchants, la présentation des faits historiques, à travers les écrits de journalistes contemporains des évènements, laisse un peu sur sa faim.
La folie meurtrière de Khmers rouges
Admirateur de Jacques Tardi et de ses bandes dessinées sur la première guerre mondiale, Séra s’inspire des photographies d’époque pour créer des illustrations au plus près du réel. Ses dessins, dans les ton ocre et vert olive, ne sont pas sans produire un effet sépia qui permet au lecteur de prendre une certaine distance avec les images du passé. Une distance salutaire quand il s’agit de décrire les horreurs commises par les Khmers rouges pendant la guerre civile.
De 1975 à 1979, le Cambodge est soumis à une dictature particulièrement sanglante alors que les Khmers rouges, un mouvement d’inspiration à la fois communiste et nationaliste, prennent le pouvoir. Pour les Cambodgiens ayant survécu aux massacres de masse comme pour les observateurs internationaux, une question reste sans réponse : Comment a-t-on pu en arriver là ? « L’âme au bord des cheveux », le titre de l’album, fait référence à une expression khmer qui signifie « être mort de peur ». Elle résume bien le sentiment de nombreux Cambodgiens qui, comme la famille de Séra, se sont retrouvés confrontés, presque du jour au lendemain, à une spirale meurtrière.
Des ramifications géopolitiques complexes
Si les atrocités de Pol Pot et de ses acolytes sont bien connues, on connaît moins la façon dont le drame cambodgien s’inscrit dans un contexte régional et international de guerre idéologique et culturelle. L’âme au bord des cheveux évoque les liens complexes avec le Viêt-Cong et la guerre du Vietnam, mais aussi le rôle ambigu joué par les Etats-Unis. Pendant 35 ans, l’auteur a rassemblé des centaines de clichés et de documents (principalement les témoignages de journalistes occidentaux contemporains des faits) en préparation de l’écriture. Et cela se ressent.
La partie factuelle de la BD est très riche mais pas toujours très didactique. Les noms de lieux et de personnes s’accumulent sans que lecteur ait le temps de les assimiler. Plutôt qu’un récit linéaire, Séra choisit une succession d’instantanés, chaque page ayant son propre thème et son propre titre. Résultat : on se perd un peu dans la chronologie et on se raccroche aux épisodes personnels, plus parlants.
Une famille brisée par le conflit
Né d’une mère française et d’un père cambodgien, Séra a fui Phnom Penh en 1975 après l’arrivé u pouvoir des Khmers rouges. Son père, resté sur place, n’a pas survécu. Ce deuil personnel et la relation complexe du petit garçon avec ce père qu’il redoute autant qu’il l’admire donne lieu à des évocations très touchantes. Ainsi, la gifle du père quand son fils lui annonce l’ordre des Khmers rouges d’évacuer la capitale pour la campagne, reste comme une blessure mal refermée : inexpliquée, incomprise, comme le tourbillon des évènements qui s’abat alors sur la famille et le pays tout entier.
Au final, on aurait préféré une approche un peu plus didactique des faits et un peu plus d’autofiction. Devant la violence incommensurable des actes, il ne reste que les sentiments des hommes auxquels se raccrocher.
Article original publié dans Le Suricate Magazine