La bâtarde d’Istanbul d’Elif Shafak n’est peut-être pas un roman historique au sens strict, mais le livre aborde bel et bien un épisode douloureux de l’histoire de la Turquie moderne : le massacre et la déportation de la grande majorité de la communauté arménienne de Turquie en 1915, une tragédie qualifiée par plusieurs pays de génocide, bien que la Turquie refuse ce terme.
Sans tomber dans le débat historique ou idéologique, Elif Shafak choisit d’aborder le sujet à travers la fiction et le destin individuel d’un petit nombre d’individus au sein des deux communautés. Asya Kazanci est une jeune Turque élevée à Istanbul par sa mère célibataire, ses trois tantes, sa grand-mère et son arrière-grand-mère. Souffrant de ne pas connaître l’identité de son père, elle développe une attitude nihiliste et rebelle. Sa rencontre avec Armanoush (américanisé en « Amy »), une jeune arménienne-américaine à la recherche des traces du passé de sa famille à Istanbul, va donner lieu à une amitié inattendue.
Les deux jeunes femmes ont du mal à développer leur propre identité alors qu’elles ont grandi avec des adultes hantés par le passé. Malgré le ressassement permanent des souvenirs, ce passé familial comprend de nombreuses zones d’ombre et des tabous qui les empêchent de s’épanouir.
J’ai aimé :
- La relation entre les deux jeunes femmes, Asya et Armanoush, et la réflexion que leurs deux expériences génèrent sur le poids du passé d’une famille dans l’identité individuelle.
- Le regard à la fois tendre et moqueur que la narratrice pose sur les tantes d’Asya, des femmes hautes en couleur.
- La façon dont l’autrice confronte les points de vue des jeunes Arméniens et des Turcs du XXIe siècle par rapport à la tragédie de 1915 sans prendre parti de manière trop appuyée pour une communauté. Elle souligne notamment la subjectivité des expériences (par exemple, page 275 : « Les Arméniens de la diaspora n’ont pas d’amis turcs. Leurs seuls liens avec la Turquie sont les histoires que leur ont racontées leurs grands-parents. Des histoires terriblement douloureuses. »)
J’ai moins aimé :
- Le démarrage un peu lent. L’action ne commence vraiment qu’à la page 140 avec la décision d’Armanoush d’aller en Turquie à la recherche des traces laissées par sa famille avant l’exil.
- Les passages teintés du surnaturel, à travers les visions communiquées par les djinns de tante Banu. Peut-être l’autrice a-t-elle choisi ce procédé pour aborder des sujets difficiles avec plus de distance ?