Lors du salon Écrire l’Histoire qui s’est tenu à Bruxelles les 1er et 2 décembre 2018, j’ai eu la chance d’animer quatre débats avec des auteurs dans le cadre du « café littéraire ». Le format : une discussion informelle, en petit comité, dans le décor intimiste du Salon Royal du Cercle Gaulois. Parmi les ouvrages présentés à cette occasion, mon coup de cœur est sans conteste le roman graphique Le Voyage de Marcel Grob de Philippe Collin et Sébastien Goethals (Futuropolis, octobre 2018).
Plus qu’une bande dessinée, Le Voyage de Marcel Grob est une véritable fiction historique, une enquête à travers les sources, et aussi en quelque sorte un témoignage apocryphe. Collin, chroniqueur à France Inter, s’est inspiré de l’histoire de son grand-oncle, Marcel Grob, un jeune Alsacien enrôlé dans les Waffen-SS en juin 1944 alors qu’il n’a que 17 ans. Une expérience de 14 mois comme « mécanicien ajusteur » qui le fait voyager en Italie puis sur le front de l’Est, au plus près de l’horreur de la guerre.
Une enquête personnelle
Lorsque Philippe Collin apprend que son grand-oncle a fait partie des SS, il est sous le choc. SS, c’est l’acronyme de Schutzstaffel, un terme allemand utilisé pour désigner la police de protection personnelle d’Hitler, une milice dont les pouvoirs sont rapidement étendus pour mettre en place une politique de répression généralisée, avec notamment la mise en place de camps de concentration et d’extermination. Les SS deviennent un véritable État dans l’État et les Waffen-SS représentent le volet militaire de l’organisation, en concurrence directe avec la Wehrmacht, l’armée régulière.
Alors que de nombreux jeunes Français ont été enrôlés de force dans l’armée allemande, les SS sont en principe recrutés sur base volontaire. Face au refus de Marcel d’expliquer les raisons de son engagement dans les SS, son petit-neveu décide de couper les ponts en 1997. Plus de dix ans en plus tard, à la mort de Marcel, Collin découvre dans les archives que Marcel avait été enrôlé de force, de même que près de 10 000 jeunes Alsaciens entre mai et octobre 1944. Il cherche alors à en savoir plus…
Un épisode historique méconnu
L’Alsace est en effet considérée par les Nazis comme faisant partie de l’Allemagne – une situation particulière détaillée dans l’annexe historique rédigée par Christian Inrao. Sans prendre position, Le Voyage de Marcel Grob pose de nombreuses questions intéressantes sur la place des « malgré nous » – ces jeunes Français enrôlés de force par les Nazis. Étaient-ils vraiment contraints ou avaient-ils le choix, alors que les Nazis menaçaient leur famille de représailles en cas de refus ?
L’une des scènes clés du récit est d’ailleurs particulièrement interpelante du point de vue du questionnement moral sur la guerre. Il s’agit du massacre de Marzabotto. Du 29 septembre au 5 octobre 1944, plus de 700 civils sont tués par les Waffen-SS dans ce village italien, dont un nombre important de femmes et d’enfants. La mise en images de cet épisode ultra violent suscite une grande émotion chez le lecteur qui se demande : Qu’aurais-je fait à la place de Marcel ? Aurais-je tiré sur des innocents, ou aurais-je refusé d’exécuter les ordres, au risque de me voir fusillé sur le champ ?
Le Voyage de Marcel Grob n’est pas une apologie des « malgré nous » mais plutôt une tentative de restituer la complexité des faits à travers le destin de trois jeunes hommes. Marcel fait l’expérience de la guerre aux côtés de deux compagnons d’infortune : Antoine Guebwiller, un jeune homme attachant mais peureux, et Stanislas Müller, un pro-Nazi obsédé par la lutte contre les communistes, mais dont les convictions s’ébranlent à après la tuerie de Marzabotto. Si ces deux personnages sont fictifs, Collin explique qu’ils ont été créés en « amalgamant » des données recueillies sur plusieurs garçons au destin bien réel. Beaucoup de ces jeunes hommes, ayant grandi à la campagne, n’aspiraient qu’à travailler à la ferme avec leur famille. En rejoignant les SS, ils découvrent l’horreur de la guerre mais aussi l’amitié entre camarades soldats et de nouveaux horizons (c’est ainsi que Marcel voit la mer pour la première fois).
Si certaines scènes ou personnages peuvent mettre mal à l’aise, comme ce responsable SS, l’Untersturmführer, amateur de littérature, Le Voyage de Marcel Grob a le mérite de poser des questions intéressantes sur la part de responsabilité des hommes enrôlés de force dans l’armée – et plus généralement des soldats en temps de guerre – sans véritablement trancher à la place du lecteur. Un récit émouvant, subtil, instructif, et marquant.
J’ai aimé…
• Les personnages, en particulier le choix de confronter l’expérience de trois jeunes hommes pour mieux illustrer la diversité des expériences au sein des « malgré nous » ;
• Le dessin. Des tons sepia et gris-bleu sont utilisés en alternances pour délimiter les flashbacks et structurer le récit.
J’ai moins aimé…
• Le titre, pas très vendeur ni très représentatif du récit. Ce « voyage » est un véritable enfer pour Marcel et ses camarades ;
• L’intégration du récit dans un cadre contemporain avec un interrogatoire de Marcel, devenu un vieillard, par un juge fictif aux idées bien arrêtées. Le tribunal évoqué, désigné par le nom de corte verita, semble en réalité être une incarnation de la conscience de Marcel – ou peut-être plutôt de la conscience collective des générations suivantes. Un procédé original mais un peu étrange.
Cet ouvrage comporte trop d’erreurs grossières pour être pris au sérieux. D’ailleurs, ça commence par les paroles inappropriées qui sortent de la bouche des protagonistes alsaciens. A cette époque, en Alsace, les jeunes gens – enrôlés de force – ne parlaient pas cette sorte d’ « argot » bas de gamme des années 2000, choisi par l’auteur de la BD… Quelle bévue ! Et quand un texte est si peu crédible, la lecture en devient pénible.
Il y a eu tellement d’ouvrages sérieux et passionnants sur la question des « Malgré-nous » que cette BD est le livre inutile par excellence.