Parmi les souverains anglais, Henri VIII, Elizabeth I, la reine Victoria et même Elizabeth II ont donné lieu à de nombreux films et séries télévisées (The Tudors, Elizabeth, The Young Victoria, The Crown, etc.). Peu d’œuvres de fiction sont toutefois consacrées à la reine Anne. Montée sur le trône en 1702, Anne donne naissance à quatorze enfants, dont aucun ne lui survit. À ces pertes s’ajoutent le décès de son mari, une santé fragile, et une tendance au surpoids qui n’ont pas laissé à la postérité une image particulièrement flatteuse.
Le film La Favorite (The Favourite pour la version originale en anglais) de Yorgos Lanthimos s’intéresse à ce personnage malaimé : une femme meurtrie et psychologiquement instable, soumise à l’influence de ses courtisans. Sacrée meilleure actrice pour ce rôle dans le cadre des British Independent Film Awards, Olivia Colman incarne une souveraine pleine de contradictions, à la fois faible et autoritaire, influençable et capricieuse, plus intéressée par l’élevage de ses quatorze lapins (réincarnation de ses enfants morts) que par les grands enjeux politiques du pays.
Intrigues de Cour
Alors que l’Angleterre est en guerre avec la France, les Whigs (libéraux), majoritaires au Parlement, défendent une position dure face à l’ennemi, tandis que les Tories (conservateurs) sont favorables à une paix négociée. La reine Anne est indécise et c’est sa favorite la duchesse de Malborough (Rachel Weisz) qui tire les ficelles en coulisses. Car c’est bien « côté cour » que le film se situe : dans les couloirs, les chambres et les antichambres du palais royal. Un univers présenté comme artificiel, futile et corrompu. Des hommes au visage poudré portent des perruques gigantesques et s’enthousiasment pour des courses de canards, tandis que les femmes s’amusent à humilier les domestiques et à planifier d’indécents banquets.Le palais apparaît comme un labyrinthe dangereux où chacun espionne les autres – une impression renforcée par des plans panoramiques légèrement déformés à l’aide d’un objectif fisheye.
Un triangle infernal
Le duo formé par la reine et la duchesse de Malborough bascule avec l’arrivée inopinée d’une jeune cousine désargentée de la duchesse. Abigail Hill (l’excellente Emma Stone) est d’abord engagée comme femme de chambre, mais elle obtient rapidement les faveurs de la reine au point de concurrencer sérieusement sa protectrice la duchesse. En faisant de ce trio un triangle lesbien animé par la jalousie et la soif de pouvoir, Lanthimos offre au spectateur un film surprenant : à la fois drôle et tragique, violent et loufoque, historique et contemporain. Si les costumes et les décors sont soignés, on est loin du film historique classique. La Favorite est truffé d’anachronismes subtils et amusants, comme lors d’une scène de danse où les accents modernes contrastent avec la rigidité des costumes et des perruques pour créer un décalage comique.
Sexe et pouvoir
Si les scènes de sexe restent relativement pudiques, les relations charnelles apparaissent systématiquement comme un moyen pour les femmes d’assoir leur pouvoir. Loin du langage policé et de la galanterie généralement associés à la période, les dialogues sont remarquablement crus. Jalousie, désir de revanche et de domination, cruauté… Abigail l’ingénue se révèle bien vite au moins aussi machiavéliqueque ses adversaires. La tension monte au fur et à mesure des huit chapitres de ce duel à mort entre les deux favorites de la reine, accentuée par de longs gros plans sur les visages des actrices et par une bande-son parfois carrément oppressante.
Sang, vomis, claques, verre brisé… La violence des relations humaines créé à la fois une intensité dramatique et une distanciation du spectateur à travers l’humour noir. Si La Favorite est l’un des films les plus accessibles de Lanthimos, elle n’en reste pas moins une œuvre inclassable susceptible de ravir les inconditionnels du cinéaste tout en séduisant un nouveau public. Un candidat sérieux pour les Oscars 2019.
Article original écrit pour Le Suricate Magazine