Et soudain, la liberté est un livre assez atypique, entre biographie romancée et entretien-mémoires. Il ne s’agit donc pas à proprement parler de fiction historique, mais d’un roman inspiré de la vie d’Evelyne Pisier (1941-2017), politologue française et militante féministe également connue pour avoir été l’épouse de Bernard Kouchner puis d’Olivier Duhamel. Suite à la mort de Pisier en février 2017 alors que la rédaction du livre était encore en cours, son éditrice Caroline Laurent a décidé de terminer elle-même l’ouvrage pour lui rendre hommage. S’il s’agit bien d’un roman, le texte est entrecoupé des réflexions de l’éditrice-narratrice-rédactrice qui évoque sa rencontre avec Pisier, le processus d’écriture, ainsi que la façon dont sa propre expérience fait parfois écho à celle de son « amie ».
Le récit romancé des jeunes années d’Evelyne Pisier, sous le prénom fictif de « Lucie », est très réussi. J’ai beaucoup apprécié la description de son enfance vietnamienne, avec des scènes touchantes comme la dégustation par la petite fille d’une préparation aux larves de guêpes, en cachette de ses parents. D’autres scènes sont beaucoup plus sombres, comme la détention de Lucie et de sa mère, « Mona », dans un camp de concentration japonais à Hanoi en 1945.
La relation tumultueuse entre les parents, vue à travers les yeux de l’enfant, puis de l’adolescente, pose la question de la conciliation entre désir et indépendance. Nous sommes dans les années 1960. La lecture du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir est un déclic pour Mona, mais gagner son indépendance est difficile pour une femme qui a abandonné ses études de médecine et qui a besoin du regard des hommes pour exister. À travers leur combat pour le droit à la contraception et à l’avortement, la mère et la fille cheminent néanmoins vers l’émancipation sexuelle, sentimentale et intellectuelle.
L’admiration de Lucie pour son père, fonctionnaire pétainiste dans les colonies, adepte de la théorie du nationalisme intégral de Charles Maurras (1868-1952), se transforme progressivement en rejet et en mépris. Lucie s’engage pour la décolonisation et les idéaux communistes, s’enthousiasme pour la révolution cubaine. Le récit de son idylle avec Fidel Castro (1929-2016), lors de ses trois voyages à Cuba, est la partie la moins convaincante du livre. On aimerait en savoir un peu plus sur les dilemmes non seulement sentimentaux, mais aussi idéologiques, auxquels Lucie a dû faire face.
Concernant le style et la forme hybride du livre, mon sentiment est assez ambivalent. D’un côté, les interventions de Laurent posent des questions intéressantes sur le processus d’écriture, le lien entre auteur et éditeur, entre mémoire et fiction… Elle écrit ainsi :
pour parler d’Évelyne, je dois accepter que des souvenirs personnels s’immiscent dans le récit. Contournements, digressions, bavardages sont à l’image des liens qui unissent un auteur et son éditeur.
Cet effet de miroir n’est pas sans intérêt et l’effort de transparence et d’authenticité est d’autant plus légitime que les circonstances ont contraint l’éditrice à se faire auteure, tout en cherchant à rester au plus proche des intentions initiales de sa protagoniste.
Toutefois certaines interruptions du récit principal sont assez inutiles et cassent un peu le rythme (ex. « J’écris, et la nuit recouvre Paris »). Le fait de dévoiler la part de vérité et la part de fiction avant même de raconter certains épisodes créé une distanciation à la fois frustrante et intéressante. Laurent nous explique par exemple que le personnage de Marthe est totalement fictif… juste avant de la faire mourir dans des circonstances tragiques, empêchant ainsi le lecteur de s’émouvoir autant qu’il ne l’aurait fait s’il avait cru le personnage authentique.
Un roman expérimental à certains égards donc, mais qui a surtout le mérite de retracer avec finesse et empathie le destin d’une femme exceptionnelle.
Merci à Netgalley et aux éditions Les Escales de m’avoir permis de lire ce livre avant sa publication officielle.