Images d'une affiche montrant un ferry assurant la liaison Helsinki-Tallin et du drapeau soviétique

Les vaches de Staline

Couverture du roman "Les vaches de Staline" de Sofi Oksanen (Stock, 2011)

Sofi Oksanen est une auteure finlandaise devenue mondialement célèbre après la publication de son roman Purge en 2008. Traduit dans plusieurs langues dont le français en 2010, ce récit-choc sur l’oppression sexuelle subie par deux femmes dans l’Estonie soviétique a été salué par la critique et a même fait l’objet d’un film en 2012.

En Finlande toutefois, Oksanen s’est fait un nom dès 2003 avec la publication de son roman Les Vaches de Staline (traduit en français en 2011 après le succès de Purge). Rédigé (en partie) à la première personne, ce livre de 440 pages raconte l’histoire d’Anna, une jeune Finlandaise souffrant de troubles alimentaires. Alors que sa mère, immigrée estonienne, lui demande de cacher ses origines de peur qu’on la prenne pour une « prostituée russe », son père délaisse le foyer conjugal pour des missions en Russie où il entretient des relations avec de jeunes femmes ayant les mêmes mensurations que sa fille.

Un récit intime et brutal

Si le sujet du roman est extrêmement riche, c’est surtout le style de l’auteure qui en fait une véritable pépite. Oksanen utilise des phrases courtes, parfois à la manière de simples notes dans un journal intime, et un vocabulaire cru qui souligne la radicalité de son personnage. Anna est en effet une jeune femme aux opinions bien tranchées qui s’impose une discipline de vie extrêmement stricte et refuse tout compromis.

C’est sa voix qui domine la narration, même si le récit repose sur trois lignes du temps parallèles ayant chacune leur point de vue :

  • Celui d’Anna, jeune adulte, dans la Finlande des années 1990 ;
  • Celui de Katarina, la mère d’Anna, dans l’Estonie soviétique puis la Finlande des années 1970, où elle a suivi son mari ;
  • Celui de la génération précédente dans l’Estonie des années 1940, dont Arnold, le père de Katarina, sa sœur Aino, et sa femme Sofia.  

L’une des nombreuses qualités du roman est d’ailleurs d’établir un lien fort entre les trois périodes. Cela s’opère notamment à travers la description des relations entre Anna, sa mère (Katarina) et sa grand-mère (Sofia). Les traumatismes du passé, de la seconde guerre mondiale à l’ère soviétique, permettent de mieux comprendre la paranoïa de Katarina, la mère d’Anna, et la relation complexe qu’entretiennent les trois femmes.

Alors que les chapitres consacrés aux années 1940 et 1970 sont rédigés dans un style assez sec et factuel, les chapitres (majoritaires en nombre) consacrés au point de vue d’Anna se caractérisent par un ton acerbe fortement teinté d’ironie.

La narratrice joue même parfois des tours au lecteur, comme lorsqu’elle introduit un personnage ou une situation tout en laissant planer une certaine ambiguïté, afin de créer un effet de surprise. Les toutes premières lignes du roman en sont d’ailleurs un bon exemple : le lecteur s’imagine un certain scénario (accouchement ? premier rapport sexuel ?) avant de découvrir qu’il s’agit de tout à fait autre chose.

Amour, sexe et nourriture

La relation maladive d’Anna à la nourriture est au cœur du roman. La « boulimarexie » dont elle souffre la fait alterner entre des périodes de jeûne et des périodes de gloutonnerie frénétique, suivies de vomissements provoqués. Décrites dans le détail, les crises d’Anna ont pour effet de l’isoler de son entourage et l’empêchent d’avoir une vie sociale normale. Son obsession pour la nourriture est telle qu’elle la décrit en termes religieux (« ma seule église, à moi, c’est la nourriture »).

Face à cet engrenage infernal, le lecteur s’interroge sur les causes de ce mal-être : La honte des origines estoniennes, transmises par la mère ? La nostalgie de l’enfance et du « monde d’Anna », à jamais disparu ? L’infidélité du père, à l’origine d’un sentiment de mépris et de défiance à l’égard de tous les hommes ?

Quelles qu’en soient les causes, le mal-être d’Anna se manifeste avec force dans sa sexualité et ses relations amoureuses. Obsession de la féminité, peur de l’engagement, incapacité à exprimer son désir… Le corps de la femme apparaît comme un champ de bataille permanent.

Une critique acerbe du système soviétique

Au-delà du récit personnel très fort d’Anna, Les Vaches de Staline est aussi un roman à forte dimension historique. La seconde guerre mondiale est évoquée assez tardivement mais permet de comprendre l’implication des grands-parents d’Anna dans la résistance des « patriotes » estoniens contre les « libérateurs » russes. Déportée dans le goulag sibérien, la sœur du grand-père d’Anna et sa famille tentent de survivre dans des conditions atroces.

La période des années 1970, si elle apparaît moins violente, est caractérisée par un climat de peur et de délation. Les absurdités du système soviétique sont pourtant souvent décrites avec humour, de même que le choc culturel vécu par Katarina en arrivant en Finlande :

La caisse du supermarché, c’est comme la douane. Sauf que la caisse sourit et dit bonjour, contrairement à l’éthique soviétique.

Ce passage du monde soviétique à l’Europe occidentale marque profondément l’imaginaire de la petite Anna, qui voyage régulièrement en Estonie avec sa mère. Il nourrit des sentiments contradictoires : une honte des origines mêlée à une certaine nostalgie.

Tant au niveau du style que du contenu et de la psychologie des personnages, Les Vaches de Staline est un livre marquant que j’ai adoré lire et dont j’ai hâte de discuter dans le cadre de mon club de lecture !

J’ai aimé…

  • le style de l’auteure : des phrases courtes, percutantes, une ironie mordante
  • la description du climat de délation et des conditions de vie très dures des « patriotes » estoniens pendant la période soviétique, à l’origine de la paranoïa de la mère d’Anna
  • le radicalisme d’Anna. Son refus de tout compromis et son mépris des autres n’empêchent pas le lecteur de ressentir une forte empathie à l’égard du personnage. On sent à travers les lignes sa souffrance et sa recherche nostalgique d’une enfance à jamais perdue. 
  • l’auto-analyse d’Anna qui nous force à nous questionner sur les liens entre les relations affectives à l’âge adulte et la relation à ses parents, sur l’impact des non-dits sur la confiance en soi, sur le rapport au corps et à la nourriture, etc.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.